Chaque livre est différent, mais certains sont plus différents que d’autres : ils portent en eux une singularité qui fait qu’on ne peut tout à fait les ranger comme les autres. Leur format, leur volume, leur matière, leur maniabilité réclament qu’on les pose à part. Ici, dans un buffet, là sur une commode, ailleurs encore dans le caisson étroit d’une étagère où ne rentre aucun autre livre, ils inventent la bibliothèque à chaque endroit de la maison où on les trouve.
Ce n’est pas un exercice. Je n’aurais jamais pu écrire Plomb mobile du plomb sans Anik. Si elle ne m’avait pas proposé ce cube de plomb vierge, rien ne serait venu: ni le crâne ni le(s) plomb(s) ni les jeux de miroir/mémoire qui ont ouvert ce volume replié sur sa langue. Ce n’est pas une coquetterie : qu’Anik m’ait proposé cette matière et ce format témoignait d’abord de sa présence à ce que j’écrivais ; elle m’avait dit : «Je vais réfléchir et je te proposerai une forme et une matière». Je ne lui ai jamais demandé si son choix avait procédé de la rationalité, j’ai toujours considéré que c’était une extrême attention doublée d’une sensibilité forte : ce que j’appelle de la présence. Je me rappelle que lorsqu’elle m’a montré l’objet à nu, au salon du livre de Paris, je me suis aussitôt dit 1. que c’était culotté 2. que c’était évident. Je place la présence beaucoup plus haut que la rationalité, laquelle n’aurait pas autorisé les deux. Cette disponibilité à l’autre, je la vois à travers les auteurs qu’on retrouve à l’Atelier des Grames comme à travers leurs livres. Certes, je n’en connais que quelques-uns, mais chacun d’eux porte en soi sa propre force, qui est une chose différente de l’originalité : la force vient d’une combinaison, l’originalité du seul choix formel. Je n’ai pas l’impression qu’il s’agisse d’expérimenter, mais bien de construire une oeuvre, puisque l’art est affaire de combinaison et non pas seulement de formalisme. En cela, les livres publiés par et à l’Atelier des Grames sont doublement des livres d’artiste : l’éditeur est un artiste, l’artiste est un éditeur. Les livres de papier se touchent ; ceux qui sont d’un autre papier que le papier se touchent aussi – matières froides, chaudes, lisses ou rugueuses, impressions en relief ou en creux, cartons, bois, pierres, métaux: autant de corps qui ont besoin du nôtre pour s’ouvrir ; cette expérience de la sensorialité est aussi singulière que variée: je ne sais pas comment aborder certains livres, qui ne semblent livres que par ce nom que leur donne l’éditeur. D’ailleurs dans le colophon de à port de temps, le tirage courant est ainsi formulé : «deux cents exemplaires «dits» de papier». Rien d’ostentatoire, de tape-à-l’oeil, de démonstratif : les livres publiés par l’Atelier des Grames se donnent, humbles et généreux, discrets d’apparence, riches d’esprit. Quitte à prêter le flanc au reproche de la complaisance, je dirais qu’ils sont à l’image de Bernard et Anik. Ayant eu à plusieurs reprises la chance d’aller chez eux, de visiter les ateliers, de partager leur table, de boire du Gigondas, je maintiens que oui, leurs livres leur ressemblent. Et je ne vois pas ce que la complaisance aurait à faire avec l’amitié.
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